IMMERSION DANS LA VIE DES PROFONDEURS : ENTRETIEN AVEC DRAGOJLA

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QUESTION : Vous avez dessiné des dessins scientifiques et effectué des recherches pour le Museum national d’Histoire naturelle à Paris. En quoi ces activités ont un lien avec votre travail artistique ?

J’ai réalisé beaucoup de dessins scientifiques au laboratoire de malacologie du Museum national d’Histoire naturelle et effectué des recherches. L’observation au microscope à balayage m’a fait découvrir l’univers de l’infiniment petit et la vie dans le fond des océans. J’y ai vu un lien avec la recherche dans le domaine de l’astrophysique et de la planétologie. Il ne s’agit pas ici simplement de l’importance de l’observation visuelle mais aussi les émotions ressenties face à ces univers.  Mes recherches et mes dessins au laboratoire de malacologie m’ont plongé dans un univers qui résonnait avec mes préoccupations picturales. En effet, j’étais dans les années 1960 et 1970 dans une phase de peinture abstraite et je cherchais à explorer la matérialité des supports et des couleurs. L’univers de l’infiniment petit et la vie dans les milieux maritimes était visuellement à la fois abstrait et bien réel.

QUESTION : Quels sont pour vous les liens entre l’art et la science ?

Le travail scientifique est bien spécifique. Il repose sur des recherches qui ont une méthodologie, sur l’observation et sur les références aux auteurs qui ont travaillé sur le même sujet. Il serait trop long ici de décrire ici toutes les étapes, de la collecte à la classification et à l’identification qui permet de donner un nom d’espèce très précis. Il y aussi un travail d’équipe. La rigueur scientifique peut être transposable dans le domaine scientifique. Mais les liens ne se limitent pas à la démarche et à la méthode. Les découvertes scientifiques peuvent parfois être comparées au processus de création artistique. De nombreux artistes sont attirés par la science et peuvent y trouver une source d’inspiration. Les scientifiques sont davantage concentrés sur leur discipline scientifique même lorsqu’ils s’intéressent à l’art. De nos jours pourtant l’art et la science peuvent se développer ensemble dans des domaines très précis comme par exemple la robotique. Par ailleurs, les sciences sociales sont aussi liées à l’art. Regardez le nombre d’artistes qui se réfèrent aux études sur l’environnement et l’écologie ou encore la sociologie et les sciences économiques. En ce qui me concerne ces liens sont présents dans mon travail artistique dans la l’exploration de l’infiniment petit et de l’infiniment grand ainsi que dans la matérialité.

QUESTION : En quoi la vie dans les océans et plus généralement dans les mondes marins est en lien avec votre pratique artistique ?

Au laboratoire de malacologie j’étais entourée de toutes ces espèces venant des profondeurs des mers. Ce sont des émotions fortes que vous ressentez avec ces formes de vies insoupçonnées parfois invisibles à l’œil nu. Et puis il y a la matérialité des coquillages, la matérialité de la vie. Tout cela peut être très pictural et inspirant pour un peintre. En ce qui me concerne, j’étais dans un premier temps concentré sur la réalisation de dessins scientifiques très précis réalisés avec des petits points. Ces dessins avaient une utilité scientifique. En rentrant dans mon atelier, je me suis aperçu à un certain moment qu’il ressemblait de plus en plus à un laboratoire. Puis, je me suis mis à transposer, à superposer mes dessins scientifiques avec mes peintures. Cela a permis de « créer des mondes » pour reprendre l’expression de Nelson Goodman. Puis, j’ai découvert de plus en plus les similitudes entre l’infiniment petit et l’infiniment grands, les planètes, les observations aux télescopes qui ressemblaient étrangement à celles du microscope électronique que j’utilisais au laboratoire de malacologie. En rentrant dans mon atelier-laboratoire, j’ai donc commencé à réaliser des séries de dessins et de peintures en mettant en relation l’infiniment petit et l’infiniment grand, entre les micro et macro univers.

QUESTION : Quelle est la place du spectateur pour vous par rapport à votre travail artistique ?

Mes premières expositions de peintures qui mettent en relation l’infiniment petit et l’infiniment grand ont eu lieu dans les années 1960 puis 1970. A cette époque, il y avait très peu d’intérêt pour les rapports art et science. Par contre, il y avait un grand intérêt pour la matérialité dans la peinture, notamment abstraite. J’ai pensé au spectateur face à mes peintures comme je me suis retrouvé face aux microscopes et face à la vie des profondeurs des océans dans les bocaux du laboratoire de malacologie. J’ai développé ce côté immersif dans les années 1980 et plus tard de nouveaux dans les années 2000 lors d’une exposition à la Cité des sciences à Paris et en travaillant avec un vidéaste pour la réalisation d’un espace immersif à partir de mes dessins scientifiques qui a été exposé dans un centre d’art de la région parisienne. Je pense aussi que l’observation d’une peinture est un moment privilégié et un dialogue entre un instant cristallisé lors de l’acte de peindre ou de dessiner et le regard posé par une autre personne dans une temporalité décalée. Ressentir des émotions visuelles dépasse les mots.

QUESTION : Dans le cadre de l’exposition Science-Art-Technologie / Interface vous avez présenté une installation réalisée à partir de dessins scientifiques. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?

L’installation de dessin que j’ai exposé dans le cadre du projet Science-Art-Technologie / Interface est un fragment d’une plus grande installation qui recouvrait tous les murs, les sols et les plafonds d’une pièce avec des projections dans l’espace des animaux marins appelés « Ascidies » (Ascidiacea). Les Ascidies sont une classe d’animaux marins qui se divise en deux groupes morphologiques différents : les ascidies dites « solitaires » et les ascidies coloniales. Avec le Professeur Edouard Fischer-Piette qui a dirigé pendant de nombreuses années le laboratoire de malacologie du Museum d’Histoire naturelle de Paris, j’ai publié plusieurs ouvrages sur les Ascidies. J’ai réutilisé mes recherches et mes dessins scientifiques sur les Ascidies en les introduisant dans mes peintures puis en utilisant les dessins scientifiques eux-mêmes comme ici avec cette installation.  Les Ascidies nous apprennent beaucoup de choses sur la vie dans les mers et les océans et aussi sur l’état de notre planète à l’époque du réchauffement climatique. 

QUESTION : Comment voyez-vous l’artiste-chercheur ?

Un artiste est aussi un chercheur. Parfois il ne sait pas où il va et il est guidé par l’intuition et par l’acte de faire. Puis, les choses se mettent en place et le travail se développe, se construit. Un artiste peut aussi être un archéologue, il laisse des traces qui peuvent elles-mêmes composées de traces. L’artiste peut aussi être sociologique sans pour autant faire un art sociologique en portant son regard sur le monde et la société. L’artiste peut aussi être économiste en donnant sa vision du monde économique. L’artiste est aussi poète sans ou avec les mots. Le chercheur est aussi artiste à sa façon, dans ses recherches, dans ses doutes, dans ce qu’il découvre et là aussi il peut y avoir une dimension artistique et poétique.

Pour citer cet article : Sciarttech, « Entretien avec Dragojla », Septembre 2024, www.sciarttech.com