Entretien avec N-R-Neyka

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1. Quels sont pour vous les liens entre l’art et la recherche scientifique ?

Ces liens sont à mes yeux intimes. Ils concernent tout d’abord une certaine conception du monde et une démarche pour tenter d’apprendre à le comprendre et à l’habiter.

Art et recherche confèrent tous deux une place centrale au regard et à l’expérience. En histoire, habituée à devoir faire avec le manque (des sources archivistiques) et le surplein (de certaines traces du passé, toutefois faiblement lisibles), l’observation occupe une place axiale. Il s’agit toutefois d’un regard qui se sait relatif, borné par l’époque qui l’a vu naître et les catégories culturelles, sociales et morales dans lesquelles il se déploie. Toutefois, c’est un regard entraîné, un instrument de travail qui tente précisément d’échapper aux déterminations. La recherche scientifique ne cesse, dès lors, de quérir des tactiques de remise en question de ce qui semblerait donné d’emblée, de contournement, et plus encore d’étonnement.

L’art porte la même exigence : pour parvenir à partager une expérience, une sensation ou une intuition avec des publics, lui aussi s’instrumente du regard, celui de l’artiste comme des personnes qui regarderont ses œuvres. Dans le champ pictural, l’un des éléments les plus fascinants a été ce moment, dès les 13ème-14 ème siècles, où dans les portraits les yeux de la personne représentée ont commencé à regarder le spectateur, dans un face-à-face qui l’interrogeait lui, au moins autant qu’elle. Dans l’art contemporain, la place donnée au regardant s’est encore accentuée jusqu’à en faire le coproducteur de l’œuvre. Et la science a tiré des enseignements de cette pondération nouvelle des regards.

Dans l’univers scientifique auquel j’appartiens, chacun s’accorde à penser qu’il n’existe pas de connaissance produite, pas d’interprétation des faits qui puisse être construite à partir d’une chose scrutée et d’elle seule : l’ensemble des regards (et des mains) qui se déploient autour des choses et des lieux contribuent à les constituer. L’une des difficultés réside cependant dans les contraintes spécifiques qui pèsent sur l’écriture scientifique : comment restituer aux lecteurs les formes prises par l’expérience ? L’écriture reste composée de ces mots déposés sur une page, de gauche à droite en français, sagement alignés, délimités, qui ne peuvent livrer les informations qu’une à une, goutte à goutte. Décrire le pluriel, exprimer ses intraciations lui est plus difficile. De ce point de vue, les interrogations que j’ai poursuivies dans le cadre de ma pratique artistique sur la place des œuvres, de leurs producteurs et de leurs publics m’ont aidées à réfléchir à l’invention de nouveaux modes d’écriture. Il faut réussir à tenir ensemble, et dans un même instant, toutes les composantes dont un récit est composé, à n’en sacrifier aucune.

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2. Est-ce que votre activité dans la recherche à une influence sur votre activité artistique ? Et inversement aussi ?

Une influence profonde. À mesure que mes recherches sur la production des savoirs – comment puis-je être sûre que je tiens un fait pour avéré quand tant de théories, d’expertises et de contre-expertises peuvent mettre en doute la moindre tentative pour accréditer le vrai ? – ont progressé, j’ai pris conscience du fait que les outils conventiellement utilisés pour déterminer ce qui relève du vrau/du faux étaient fragilisés par un monde d’une complexité croissante, où les sources d’information en temps réel prolifèrent, et où le virtuel et le réel sont profondément imbriqués. L’une des questions qui s’est posée à moi concernait le degré de complexité qu’un lecteur d’écrit scientifique pouvait appréhender sans renoncer à mener sa lecture plus avant. Je suis revenue vers l’art pour voir comment lui avait cherché, et souvent réussi, à répondre à cette question. Évidemment, la concomitance des données – la possibilité sur un tableau, sur un dessin, sur une gravure ou dans le cadre d’une performance de montrer en même temps, d’embrasser une pluralité de données, d’êtres, d’objets, d’atmosphères – représente un atout phénoménal. Le travail effectué sur la perspective depuis la Renaissance  – kl’étagement des plans – et l’abstraction qui nous a libérés de l’obligation de proposer de sages cheminements à l’intérieur d’une œuvre, fournissent aussi des pistes de réflexion. Ces derniers mois, j’ai énormément réfléchi aux rapports entre le 2D ou le 3D. Avec les encres de Chine que j’utilise, la variété des nuances de couleur, de leur manière d’entrer et de rester prises dans les fibres du papier vélin, permet rendre sensible la complexité en se dispensant de l’obligation d’introduire un ordre étagé. Cette voie me séduit profondément : lorsque l’on travaille avec de l’encre, les couleurs peuvent proposer, alternativement ou conjointement selon les segments de l’œuvre que l’on regarde, le sentiment d’une précision extrême ou d’un flottement indécidable ; on peut se mouvoir entre une abstraction presque totale et un trait de brume d’où émerge, dans la patience du regard, des éléments qui s’assemblent lentement. En d’autres termes, on peut faire vaciller l’opposition entre le figuratif et le non figuratif, qui, sur un même dessin, se répartissent autrement selon les moments. C’est notre regard qui transmue le flou et le net – en fonction de ses propres réserves imaginées, de ses souvenirs et de ses émotions – en des représentations lisibles comme des signes ou porteuses de sensations non descriptibles textuellement. Les sciences dures, la physique, la neurologie, la biologie ne disent rien d’autre depuis quelques décennies (notamment celles de l’imagerie médicale) : les va-et-vient entre le précis et l’imprécis, le discernable et l’indiscernable sont essentiels à la compréhension. Il ne s’agit plus de juxtaposer, mais d’inviter le regard à effectuer des mouvements permanents. À ajuster.

3. Dans votre travail artistique vous évoquez les rapports scalaires ? En quoi ces rapports sont-ils importants pour vous ?

Ils sont essentiels. Je suis convaincue que les mutations induites par les pratiques scientifiques ne peuvent être saisies qu’à travers des opérations scalaires – de réduction de l’immensément grand et d’agrandissement de l’infiniment petit – ; elles invitent le regard à entrer dans un univers dont les dimensions ne cessent d’être mises en doute. La question des échelles s’est posée en histoire dans les années 1970-1980 autour de la microstoria en Italie, autour en France peu après de Jacques Revel et de l’EHESS (« Les jeux d’échelle »). Les historiens se demandaient si le microsocial pouvait être un chemin vers la globalité du monde. Certains y ont vu une alternative ; d’autres, dont je suis, ont pensé que l’enjeu résidait surtout dans la variation des échelles, laquelle permet de faire saillir des facettes différentes de ce qui nous entoure. Avec le développement des nanotechnologies, ces questions ont acquis une nouvelle saillance en sciences dures. Avec le développement de l’imagerie médicale, aussi. Aujourd’hui, je suis toutefois plus sensible à la question du vivant. Aux 17-18ème siècles, l’humain a artificiellement séparé (et classé) la culture et la nature (selon un principe hiérarchique) et envisager la nature (vivant compris) comme pouvoir être soumis au pouvoir de connaissance et au pouvoir tout court de l’homme. Connue, classée, utilisée. De cette bifurcation scientifique, nous sommes, me semble-t-il, encore les otages – ce qui, d’ailleurs, nous interdit de penser les mutations environnementales qui affectent le continuum de la vie.

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Telle est la raison pour laquelle, dans mes encres, j’ai choisi de procéder par agrandissement et réduction, de proposer le trouble plutôt que la juste mesure. Afin que puissent ressurgir les diverses formes du vivant et de l’écosystème. Regardons ces dessins : s’agit-il de microcellules trempées dans un bain chimique coloré, de fonds marins aux êtres aquatiques ou d’exoplanètes que la distance lisse et dissout ? Tour à tour microscope et télescope, l’œil demeure cet instrument d’observation dont je parlais il y a quelques instants qui, grâce à l’itération des déplacements, à l’incertitude sur le prochain et le lointain, sur sa dimension, interroge la matière, les contours de ce qui, en nous et autour de nous, (dé)prend forme, sous l’effet des changements que l’homme a imposés et continue à imposer aux mondes vivants sur la planète et au-delà.

4) Pouvez-vous nous présenter vos réalisations artistiques récentes ?

Tout se passe comme si les œuvres que je crée épousaient des cycles assez courts, quelques semaines, au plus des mois, avec des retours en arrière relativement rares. Au début de cette année 2024, l’un des premiers a pris la forme extérieure d’ovales inscrits dans des rectangles. Des ovales qui pouvaient faire penser à Brancusi ou à Man Ray, à une tête humaine… ou à un monde. C’était l’intérieur qui invitait à se demander de quel mode d’être il s’agissait. Les couleurs étaient vives, foisonnantes de matières et de mouvements. Je voulais signifier l’impossibilité de clore et d’enfermer, malgré la ligne le long de laquelle elles cessaient d’être ; la nécessité de suivre les chemins qu’elles se frayaient au-delà de l’entour dans lequel elles étaient enfermées.

Un autre cycle est celui des fonds marins, qui sont tout autant matière microscopique et galaxies. Les couleurs – mélanges de bleus, verts, profondeur assombrie – nous donnent d’abord le sentiment d’être dans la mer, enveloppés par elle. Pour qui reste à l’intérieur du dessin cependant, au bout de quelques instants il devient de plus en plus difficile de déterminer si l’on est en présence d’animaux marins, de chimères ou de ces planètes que les humains s’emploient à conquérir et à détruire avec une ardeur sans pareil depuis une trentaine d’années. Par ce doute, je souhaitais ramener nos regards vers la notion de totalité : il n’est pas de séparations étanches au sein de l’immensité qui nous avons découpée, classée et appropriée avec violence. Fût-ce au nom de la science ou du bien-être humain. Le monde, la notion même d’environnement, ne peuvent plus être pensés à l’échelle de la terre. Il faut d’ores et déjà inclure les planètes et la stratosphère, la mésophère au-delà d’elle aussi, dans notre conception de l’environnement. Penser et relier l’infiniment petit à l’infiniment grand. L’art peut nous être, ici, d’un recours précieux, habité par un sentiment d’urgence.

N-R-Neyka est le nom d’artiste de Nadège Ragaru